Recueillir la misère sociale : enfants et vieillards à l’épreuve de l’hospice (1909-1981)

 

L’hospice ou l’hospitalité-captivité de l’enfance et de la vieillesse

 

Le 14 mai 1897, la commission administrative des Hospices civils de Caen vote la désaffectation de l’hôpital général de la charité ou hospice Saint-Louis, fondé en 1655 pour le « renfermement » des pauvres. Elle décide également la construction, sur le terrain de l’ancien clos Vaubenard, d’un nouvel hôpital inauguré en 1908. Déchargé de l’assistance aux pauvres et malades indigents, l’ancien monastère de la Trinité reçoit la mission d’accueillir les enfants de l’Assistance publique au sein du foyer Saint-Louis et les vieillards à partir de 1914. Cette nouvelle attribution est révélatrice du processus de fonctionnalisation de l’hospitalité sous-tendue par la catégorisation toujours plus poussée des malheureux suivant leur utilité : vieillards (in)valides, oisifs (in)volontaires. La congrégation des Servantes de Jésus est appelée à l’hospice pour y encadrer les pensionnaires. La sévérité de la discipline aggrave les conditions de vie très rudes auxquelles sont soumis les individus de tous âges. Punitions humiliantes et travaux domestiques ou aux champs sont le lot commun de nombreux enfants même après 1945.

Les aménagements de Charles-Prosper Vaussy, architecte des Hospices

 

Diplômé de l’école des Beaux-arts de Paris, où il est admis en 1878, Charles-Prosper Vaussy (né à Caen en 1859) est chargé en 1901 de la construction du nouvel hôpital de Caen suite à l’éviction de son confrère Charles Auvray. Au titre d’architecte des Hospices civils de Caen, il intervient à plusieurs reprises sur le site de la Trinité dont il supervise les travaux d’aménagement et de construction jusqu’en 1936. Les premiers plans, dressés en mai 1909, montrent une volonté d’exploiter la fonctionnalité des lieux dont la configuration permet justement d’isoler les personnes en fonction de leur âge et de leur sexe, chaque catégorie de population recevant un corps de bâtiment. Vaussy modifie les cloisonnements du bâtiment de l’ancienne buanderie de l’Hôtel-Dieu dévolue aux pupilles garçons, du Pressoir et, dans son prolongement septentrional, de la partie réservée à la crèche. Les bains sont établis dans les pièces situées dans la moitié sud de l’aile occidentale du cloître, tandis que l’ancien réfectoire des bénédictines (actuelle salle des abbesses) est cloisonné pour accueillir la dépense (endroit où l’on conserve les provisions) et le réfectoire des filles de service. L’affectation des pièces va évoluer au fil du temps au gré des besoins.

L’aile du Pressoir, entre stockage et hébergement

 

Lorsque l’architecte Vaussy engage une réflexion sur l’organisation du futur hospice, l’aile dite du Pressoir existe déjà. Elle a été bâtie en retour d’équerre de l’aile nord-est, à la fin du XIXe siècle, à l’emplacement d’un corps de bâtiment érigé par Jean-François-Etienne Gilet dans la seconde moitié du XVIIIe siècle à usage de greniers à pommes et à grains. L’architecte destine le rez-de-chaussée aux magasins et l’étage au dortoir des pupilles filles. Ce bâtiment, détruit lors de la réhabilitation de 1983, faisait face à l’aile nord du cloître dévolue aux femmes. Moins élevé que les bâtiments du XVIIIe siècle, il présentait des façades ordonnancées en travées régulières, les ouvertures du rez-de-chaussée se réduisant à des baies cintrées et barreaudées. Un escalier dans œuvre desservait les deux étages couverts d’un toit brisé. Après 1960, des aménagements modifient son affectation : si le rez-de-chaussée reste un lieu de stockage – il abrite les cuves à cidre et sert d’entrepôt pour le linge sale – il accueille au premier étage une salle de spectacle et le service des vêtures de la direction de la Population et, au deuxième étage, deux dortoirs de femmes, les normales et celles dites débiles, selon une cohabitation couramment pratiquée à l’époque.

Un bâtiment spécifique pour les nourrissons

 

Alors que la France souffre d’un déficit démographique, le Calvados connaît une hausse de la natalité dès 1920. Dans le même temps, le regard porté sur l’enfance évolue qui favorise l’émergence des « droits de l’enfant ». La petite enfance préoccupe aussi les autorités locales qui créent en 1927 la maternité à Bénouville. A l’hospice Saint-Louis, la crèche installée à l’extrémité nord de l’aile du Pressoir est devenue insalubre concourant à une forte mortalité. La promiscuité régnant entre les nourrissons et le reste de la population est devenue intolérable, conduisant le conseil municipal à demander la création d’une pouponnière, inaugurée le 3 février 1936. Son plan, dessiné par les architectes Charles-Prosper Vaussy et son associé Pierre Dureuil, reste fidèle à la théorie aériste d’Hippocrate. En lisière sud du parc, un bâtiment en brique et béton Hennebique, matériau qui a connu son heure de gloire avant 1914, est érigé selon une partition binaire : les services et organes de distribution côté parc et les blocs distincts dotés de balcons et de terrasses au sud pour permettre aux mineurs de moins de 3 ans de suivre des cures d’air et de soleil.

Les conséquences du bombardement de 1944

 

Alors que l’hôpital voisin est réquisitionné par les troupes allemandes, les services de médecine s’établissent provisoirement dans l’hospice Saint-Louis. Durant le bombardement allié (6-12 juin 1944), la population du quartier et les sinistrés se réfugient dans les locaux abbatiaux, notamment dans la crypte de l’église. Les destructions affectent essentiellement les parties hautes des anciens bâtiments claustraux, tandis que les verrières de l’église sont littéralement pulvérisées. Jusqu’en 1958, corniches, frontons, lucarnes et toitures sont remis en état sous la direction de Pierre Dureuil au gré des crédits alloués au titre des Dommages de guerre. Ces derniers, insuffisants, ne permettent pas de restaurer la totalité des bâtiments qui ne bénéficient pas encore d’une protection au titre des monuments historiques, leur classement datant de 1976. Dans l’aile nord du cloître, qui reste endommagée et partiellement abandonnée, deux planchers s’effondrent en 1967.

 

Le réaménagement du chœur de l’église abbatiale après 1950

 

Avant 1944, s’élèvent encore autour d’une grande place deux édifices qui partagent une histoire pluriséculaire, les églises Saint-Gilles et de la Trinité. Depuis 1865, l’église de la Trinité fait office d’église paroissiale par suite du transfert du culte de l’église Saint-Gilles, désaffectée puis détruite lors des bombardements précédant la libération de Caen. Une séparation est instaurée à hauteur du transept de l’ancienne église abbatiale pour accueillir les offices paroissiaux et ceux de l’institution hospitalière. Cette situation perdure jusqu’en 1958, date à laquelle le conseil municipal décide de restaurer l’unité intérieure de l’église sur recommandation formelle de l’administration des Beaux-Arts. Parallèlement aux travaux de restauration menés sur les dotations des Dommages de guerre, l’architecte en chef Jean Merlet élabore un projet de réaménagement du chœur et du transept qui est approuvé en 1960. L’enlèvement de la cloison séparative est l’occasion de repositionner le tombeau de la reine Mathilde, trop ancré à l’est, autour duquel sont redéployées les stalles de la communauté religieuse en charge de l’hospice.

La Reconstruction, entre réhabilitation et créations standardisées

 

Architecte en chef des Bâtiments civils et des palais nationaux, Pierre Dureuil (1896-1985) a contribué à la reconstruction de plusieurs villes du département au sein du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Il propose dès la fin des années 1950 plusieurs projets d’aménagement intérieur et d’édification de bâtiments dans l’enceinte de l’hospice, qu’il mène parfois en collaboration avec l’architecte du département, Léon Rême (1910-1968). Ainsi, il élabore les plans et devis des deux bâtiments destinés à abriter les foyers des pupilles filles et garçons (1960) respectivement implantés en arrière de l’actuelle aile Sainte-Anne et à l’emplacement de l’actuel bâtiment dit Clemenceau. La réhabilitation des ailes nord du cloître et du Pressoir engendre dans ces mêmes années la destruction des cloisonnements et des planchers, comme dans le bâtiment de la communauté donnant sur la place Reine Mathilde. En 1962, lui est passé commande d’un groupe scolaire et d’un ensemble de préaux et sanitaires en agglos, ciment et briques creuses pour accueillir l’école des Pupilles de l’Etat, en remplacement du baraquement octroyé par le ministère de la Reconstruction et qui dépare le site historique. A la fin de la décennie 1970, l’hospice dispose d’une capacité d’accueil de 406 lits – inférieure à 1936 alors que la population caennaise a doublé – qui reste stable jusqu’en 1981, date à laquelle il reste encore 200 grabataires dont le transfert s’achève en 1984.