De la fondation aux guerres de Religion : une abbaye bénédictine prospère et convoitée (1059-1598)

L’abbaye de la Trinité, une fondation expiatoire ?

 

La fondation des deux abbayes caennaises, une de femmes et une d’hommes respectivement vouées à la Trinité et à Saint-étienne, est relatée dès l’époque médiévale par de nombreux historiographes qui la relient au voeu contrarié de Guillaume le Bâtard d’épouser Mathilde de Flandre. Réuni le 3 octobre 1049 à Reims, le concile interdit bien au comte Baudouin V de Flandre de donner sa fille Mathilde au 7e duc de Normandie mais sans en donner la raison. Le degré de consanguinité entre les futurs époux en serait, là encore selon certains historiographes, le motif. Le mariage est néanmoins célébré à Eu dans l’intimité familiale vers 1050 ou peu après. En réaction, Rome aurait frappé les jeunes époux d’excommunication puis, lors du synode de Latran en 1059, le pape Nicolas II leur aurait octroyé le pardon en échange de la fondation de deux monastères. Ces faits rapportés par l’historiographie ne sont pas accrédités par les sources d’archives et ne laissent pas d’interroger les historiens contemporains.

Un site exceptionnel pour une abbaye ducale

 

Les motivations du duc de Normandie se comprennent à l’analyse du contexte historique du XIe siècle : la fondation de l’abbaye de la Trinité, présumée vers 1059, comme de celle plus tardive de Saint-Etienne, s’inscrit dans la politique ducale visant à rallier l’Eglise au projet de création d’un pôle urbain dans l’ouest du duché fraîchement pacifié, à Caen, afin d’équilibrer l’exercice du pouvoir sur tout le territoire. De ce foyer de la rébellion seigneuriale, doit se développer une ville fortifiée et se poursuivre la restauration de la vie monastique entamée au siècle précédent. A l’est de la motte castrale, un promontoire situé sur la rive gauche de l’Odon apparaît tout à la fois idéalement stratégique et préservé de la pression urbaine. Cette position fait du monastère un poste avancé en cas de conflit. La construction des premiers bâtiments conventuels, investis par les bénédictines, n’est pas documentée dans les sources archivistiques. Des dispositions initiales, connues par quelques mentions éparses ou une iconographie postmédiévale, l’historien sait peu de choses. Heureusement, le cartulaire de l’abbaye, contenant les actes prouvant ses titres et privilèges, copié à la fin du XIIe siècle et conservé à la BnF, mentionne la célébration solennelle de la dédicace de l’église, le 18 juin 1066, placée sous le vocable œcuménique de la Trinité. Il cite les chartes de donation de la même année et de 1082 qui énumèrent ses possessions normandes puis anglaises, mais aussi des biens plus exposés au danger, les ornements et les reliques de l’église.

Un chantier expérimental en plusieurs étapes

 

Seul bâtiment subsistant de l’époque médiévale, l’église abbatiale est érigée sur un plan basilical qui a la particularité de se terminer par un chevet échelonné de chapelles le long du transept et du chœur, selon une disposition courante dans les édifices bénédictins. Elle n’est pas orientée – son chœur n’est pas placé à l’est – sans doute en raison de la topographie des lieux. Sa façade flanquée de hautes tours, percée en son rez-de-chaussée d’un vaste porche aujourd’hui masqué, regarde vers le nord-ouest. L’édifice a connu plusieurs campagnes de travaux. Vers 1090, une crypte semi-enterrée est établie dans le soubassement du chevet, sous une partie du sanctuaire qui était initialement moins long. Elle est l’un des rares éléments conservé de l’édifice du XIe siècle. La reconstruction de la façade principale et le prolongement du chœur par une abside marquent la première campagne achevée vers 1115. La nef, primitivement couverte d’un plancher, est exhaussée d’un troisième niveau vers 1125-1130, recevant par la même occasion un décor roman et un voûtement sexpartite sur croisée d’ogives. Faute de sources anciennes, la chronologie du chantier reste difficile à établir.

La porterie du monastère : zone frontière et lieu d’accueil

En dépit de la règle de clôture – désignant un lieu fermé coupé de la cité – à laquelle sont normalement soumises les moniales, l’espace conventuel, entouré de hauts murs, ne vit pas totalement reclus. L’abbesse exerce ses droits sur les terres dépendant de sa juridiction, telles Saint-Gilles et Calix, par l’intermédiaire d’un official et d’un sénéchal. Le personnel de maison travaille quotidiennement aux côtés de la communauté. La gestion d’un temporel (biens matériels) important et dispersé exige de l’abbesse de fréquents déplacements. La porterie de la Trinité, détruite en 1823, forme avec le mur d’enceinte une première cour, sur laquelle donne l’église, soit une sorte de sas entre le monde extérieur et le couvent. A proximité de la porterie, s’étend au sud un long corps de bâtiment supposé être le logis de l’abbesse.

Au cœur de la guerre de Cent Ans : une abbaye assiégée et occupée

 

Rentrée en 1204 dans le giron du domaine royal, la Normandie contribue à l’enrichissement de la couronne et au renforcement des institutions capétiennes. S’ensuit une période de grande prospérité et de paix relative pour l’abbaye de la Trinité. En témoigne encore la chapelle gothique que les religieuses font construire sur le bras sud-ouest du transept de l’église, à l’emplacement des absidioles romanes, pour y tenir les séances du chapitre. En 1336, Les prétentions d’Edouard III d’Angleterre au trône de France déclenchent la guerre de Cent Ans. Les troupes anglaises débarquent à Saint-Vaast-la-Hougue et prennent rapidement, le 26 juillet 1346, la ville de Caen, dont le système défensif reste, en dehors du château, faible. L’armée du Prince Noir, fils aîné du roi, s’établit dans l’abbaye de la Trinité désertée par les religieuses, puis pillée comme le reste de la ville. Le désastre accompli, le roi Edouard quitte Caen pour Troarn le 31 juillet laissant dernière lui une garnison forte de 1500 hommes chargée de prendre la forteresse. Après le massacre de ces derniers par les hommes d’armes et les archers génois retranchés dans le château, la ville délivrée en août engage d’importants travaux de fortifications, notamment de ses abbayes.

Le « fort Sainte-Trinité »

 

A l’instigation du lieutenant de Normandie, Bertrand du Guesclin, la communauté finance la fortification du monastère sur le produit de la vente des châsses reliquaires et de l’argenterie après 1360, ce qui lui vaut d’être nommé dans les documents historiques le « fort Sainte Trinité ». Si les sources de cette époque sont peu précises sur l’exacte ampleur des travaux, les œuvres graphiques et peintes du 1er quart du XIXe siècle montrent l’évolution que connaît alors l’entrée de l’abbaye. Dans le prolongement du palais abbatial s’élève un imposant donjon. Renforcé par d’épais contreforts sur toute son élévation, il rappelle les tours jalonnant la courtine du château de Vincennes. Pour assurer la défense du monastère, l’abbesse nomme journellement un capitaine secondé par un lieutenant et son enseigne qui se chargent de réquisitionner parmi les vassaux de l’abbaye une armée provisoire. Le 16 août 1417 Jean de Lancastre, duc de Bedford, assiège la ville de Caen et établit son quartier général à l’abbaye de la Trinité. C’est le début de l’occupation militaire anglaise (1417-1450) dont pâtit à nouveau le monastère. La protection des bâtiments et des reliques comme de leurs personnes est une préoccupation constante de la communauté qui obtient le 22 avril 1437, d’Henri VI roi d’Angleterre et de France, le droit de garde et de guet jour et nuit.

Entre convoitises et pillages : une abbaye de famille au XVIe siècle

 

Libérée du joug anglais en juin 1450, la ville de Caen ressort affaiblie par les ravages de la guerre et de la peste. Sa situation géographique l’expose particulièrement aux guerres civiles et aux épidémies, freinant la reprise démographique et économique. L’ascension de la bourgeoisie et de l’aristocratie s’accélère vers 1530 sur fond de dissensions religieuses. Le calvinisme trouve en Normandie et à Caen, notamment au sein de son université, de nombreux adeptes. En mai 1562, l’église abbatiale subit le pillage des protestants qui profanent la sépulture de la reine Mathilde mais laissent intacte sa dépouille. Entre temps, le monastère connaît un changement majeur dans son mode de gouvernance appelé la commende. Autrefois élue par la communauté, l’abbesse est désormais désignée par le roi qui lui confie un bénéfice régulier (abbaye, prieuré) sans obligation de résidence. La nomination en 1533 de la nièce du connétable Anne de Montmorency, Louise de Mailly, marque une étape importante de l’ancrage politique de cette famille en Normandie. Durant plus d’un siècle, elle s’ingère dans l’administration du monastère par l’implication d’agents chargés de défendre ses intérêts. Le tombeau de Madeleine de Montmorency, fille du connétable et abbesse dès 1588, incarne avec éclat cette suprématie dynastique.