Un site monastique au service de l’armée et de la charité (1789-1909)

 

Quand la Nation s’empare de l’abbaye de la Trinité

 

Sur proposition du député Talleyrand, l’Assemblée constituante vote le 2 novembre 1789 la nationalisation des biens de l’Eglise de France pour aider l’Etat endetté à sortir de la crise financière. Avant même la dissolution des ordres religieux le 13 février 1790, un état général des biens de la Trinité est dressé, le 11 février. Au cours du mois de juin, ses comptes sont minutieusement examinés, ses religieuses identifiées et dénombrées. Les scellés apposés sur la porte du chartrier, les archives sont transférées aux archives générales du District du département installées dans l’abbaye aux Hommes. S’ensuit une série de déclarations faisant état du site monastique et de ses biensfonds (immeubles) en vue de leur vente. Les événements s’accélèrent en 1792, année où est votée la loi supprimant les congrégations religieuses (18 août), à la suite de laquelle la communauté se réfugie d’abord chez les Ursulines situées dans l’actuelle rue Pasteur, avant de rejoindre définitivement, en 1806, les bénédictines de Bayeux. Fin décembre, le 22e régiment de chasseurs à cheval de l’armée des Côtes de Cherbourg investit l’abbaye, dont il dévaste les jardins, pour y établir son magasin à fourrage et ses ateliers d’habillement jusqu’en 1809.

La mendicité, un crime : la solution du dépôt (1812-1818)

 

Siège de la 14e cohorte de la Légion d’honneur, le site monastique est choisi par le Conseil des Bâtiments civils pour y établir le dépôt de mendicité du Calvados à la suite du décret impérial du 21 octobre 1809. Cette institution, supprimée en 1790, ressuscite sous un autre nom les maisons de force instituées dans chaque généralité par arrêt du Conseil d’état de 1767. L’objectif reste le même : éradiquer la mendicité et la misère itinérante, offrir une assistance à une population en détresse incapable de subvenir à ses besoins. Les dispositions du code pénal de 1810 donnent un cadre juridique à la mise en œuvre de cette politique répressive. Le ministre de l’Intérieur missionne l’architecte Louis-Ambroise Dubut pour adapter l’ancien monastère à cette nouvelle dévolution. Cachots, salle de discipline, ateliers, réfectoires, cuisines, boulangerie, buanderie et bains sont ménagés dans l’église et au rez-de-chaussée des bâtiments claustraux, dont l’étage accueille les dortoirs. L’établissement ouvre le 1er février 1812 et connaît rapidement de graves dysfonctionnements. En cette période marquée par la disette, la mendicité ne fait que croître obligeant le dépôt caennais à accepter les mineurs. Sa suppression en 1818 révèle l’incapacité de l’autorité préfectorale à juguler la mendicité.

 

La rédemption par le travail, une alternative à la prison

 

La mise au travail forcé des mendiants et vagabonds valides perpétue une pratique déjà courante sous l’Ancien Régime. Avec le concours de la discipline et de la subordination, elle est censée réveiller « le sentiment d’une honte salutaire » et maintenir « la paix sociale » intra muros. A Caen, les reclus travaillent dans l’ancienne église abbatiale entresolée par l’architecte Dubut pour accueillir les ateliers des hommes au rez-de-chaussée et à l’étage, celui des femmes. En échange, cette main d’œuvre perçoit un salaire dérisoire. Confronté à des dépenses imprévues lors de sa création et à l’augmentation du coût des denrées, le dépôt prend des mesures pour atteindre l’autosuffisance, par l’intensification du travail des ateliers, la baisse des salaires des reclus et la mise en culture des jardins. En 1816, il compte plusieurs filatures de lin et de laine, des ateliers de dentelle et de toile à voile pour la marine, de ruban, de corderie, de tricoteurs, de tourneurs, de menuisiers et de charpentiers. Le conseil d’administration y tolère la présence d’enfants auxquels il est souvent reproché de ne pas être assez productifs malgré les corrections infligées, qui s’avèrent selon les termes du directeur, Louis-Amédée Léchaudé d’Anisy, « souvent insuffisantes ».

Une tentative de spécialisation avortée : le quartier des insensés

 

Dès avant la Révolution, les dépôts de mendicité ont développés une fonction d’assistance auprès des individus atteints de déficience mentale. A l’encontre des directives impériales, le dépôt de mendicité de Caen tente de diversifier son activité en élargissant l’accueil aux insensés jusque-là enfermés dans celui de la Maladrerie à Beaulieu. Le 15 janvier 1813, l’architecte Dubut fournit un devis pour le quartier des insensés à construire dans l’enceinte du dépôt de mendicité. Le projet, bien que non réalisé, reflète la part croissante de la fonction « hospitalière » de cette institution, encouragée à la fin de l’Ancien Régime. Son organisation, faisant coexister sur un même site mendiants et malades de l’esprit, marque une étape importante de la politique sociale et de l’assistance en France.

L’Hôtel-Dieu (1821-1909), une hospitalité sous condition

 

Vidés de leurs pensionnaires, les bâtiments abbatiaux à nouveau vacants en 1818 suscitent de multiples propositions de reconversion. Emu de la situation du « plus bel édifice de Caen menacé de ruine », le conseil municipal demande sa cession au Département, par délibération du 17 juin 1818, entérinée par ordonnance royale du 10 février 1821. Le 21 du même mois, il décide d’y transférer l’Hôtel-Dieu, fondé vers 1180 par Henri II Plantagenêt entre la rue Saint-Jean et l’actuel bassin Saint-Pierre, dont les bâtiments vétustes s’avèrent de plus en plus inadaptés. La translation s’effectue en grande pompe le 6 novembre 1823 après la rétrocession de l’ancien monastère à la commission des Hospices. Le choix du site recueille l’adhésion de la communauté médicale relayée par le Dr J.-A. Trouvé qui, dans son Mémoire sur la topographie médicale de l’Hôtel-Dieu (1826), vante son environnement exempt d’usines et la salubrité de l’air. Vingt-quatre religieuses cloîtrées de l’ordre des Augustins sont chargées de l’économie intérieure de l’hôpital, dont la capacité initiale fixée à 400 malades explose sous le Second Empire. La vocation de cet établissement de charité est d’accueillir en priorité les malades résidant à Caen, indigents et curables étant distingués en fonction de leurs ressources financières.

L’adaptation du site à sa vocation hospitalière

 

La reconversion du monastère de la Trinité en Hôtel-Dieu s’inscrit dans un phénomène de grande ampleur dans lequel les médecins et chirurgiens prennent, aux côtés des architectes-inspecteurs des Bâtiments civils, une part croissante dans les aménagements hospitaliers. Partie intégrante des soins thérapeutiques, les anciens bâtiments conventuels s’adaptent aux exigences de la doctrine aériste : l’intimité des malades est sacrifiée pour ne pas entraver la circulation de l’air, chaque salle est desservie par un escalier pour prévenir les risques épidémiques, l’accès au cours et promenoirs se fait par des voies distinctes. Etablis au rez-de-chaussée de l’aile ouest, les bains de vapeurs « à la Russe » et « sulfureux » sont proposés en plus des « bains domestiques » comme le rappelle le Dr J.-A. Trouvé.

L’exploitation rationnelle des espaces remet en cause l’existence même de l’entrée médiévale, devenue inadaptée, pour créer une grande cour régulière en contrepoint de celle du cloître. En dépit des précautions, l’institution rencontre rapidement des problèmes sanitaires qui trahissent une carence médicale à une époque où la science progresse dans ce domaine. L’échec de la politique de confinement révèle in fine au fil du temps l’inadéquation des bâtiments conventuels.

 

Nourrir, guérir et se recueillir : les jardins de l’Hôtel-Dieu

 

Si elle engendre la destruction de bâtiments de l’ancien couvent, l’implantation de l’Hôtel-Dieu a un impact positif sur les jardins dévastés par l’armée à la Révolution puis cultivés tant bien que mal par les reclus du dépôt de mendicité. La mise en location des jardins, y compris du potager, adjugée le 13 novembre 1821 à deux cultivateurs, assure leur remise état avant même l’ouverture officielle de l’institution. Dans son Mémoire (1826), le Dr J.-A. Trouvé vante les cultures et les pâturages, les arbres fruitiers et les plantes potagères d’un terrain de 14 hectares sur lequel pousse une végétation vigoureuse composée d’ormes, de tilleuls, de peupliers et de marronniers, plantés en avenue et en quinconce, qui préservent les pensionnaires malades de «la violence des vents et [de] l’ardeur du soleil». La communauté religieuse s’approprie également les jardins. Elle y aménage un belvédère offrant une vue imprenable sur « la vallée de l’Orne », tandis que les cours forment un cadre idéal aux processions organisées lors des fêtes religieuses. Les allées de tilleuls, qui bordent le jardin sur toute sa profondeur, se substituent en quelque sorte au cloître réquisitionné par le personnel de santé et deviennent autant de lieux de déambulation et de prière.